Sommaire :

    Lyon et son rôle social

    Nous extrayons l'article suivant de laRevue de l'Epoque, une publication périodique des plus intéressantes.

    L'article est signé d'un nom bien connu et apprécié des Lyonnais : celui de M. Ardouin- Dumazet, du Temps.

    En rappelant la carrière si brillante de ce pauvre Burdeau, enlevé lorsqu'il venait d'atteindre une des plus hautes situations que peut donner une démocratie, on a surtout exalté la volonté ferme et sans cesse soutenue qui conduisit le pauvre petit canut du métier sonore battant dans les vieilles maisons lyonnaises, à la direction des affaires publiques de son pays. Cette fortune rapide, sitôt brisée par la mort, est entrée dans l'histoire du peuple au même degré que celle de tant d'hommes illustres partis d'en bas, histoire dont on a bercé notre enfance.

    On aurait tort d'y voir, au moins pour Lyon, un rare exemple. Burdeau a incarné, par une rapide et prestigieuse destinée, les dons les plus heureux de sa ville natale; il a montré comment, dans cette ville active, mais d'une activité peut-être austère, l'homme de courage et de volonté parvient à se frayer un chemin. Le cas de Burdeau n'est pas isolé ; si on pénètre dans la vie intime de la grande cité travailleuse, on trouvera que la plupart de ses hommes marquants se sont fait eux-mêmes leur avenir. Pour agir sur un théâtre moins vaste que celui où le jeune professeur s'est trouvé transporté, ils n'en ont pas moins entrepris un ardent combat pour la vie.

    Dans aucune autre ville, peut-être, on n'a davantage aidé les intelligences à se frayer les chemins. Quiconque, parmi les enfants du peuple, parmi les plus pauvres, est doué pour sortir de la sphère où il est né, trouve la voie ouverte. Pour Burdeau, une grande route, presque sans obstacles, le mena à l'Ecole normale et au professorat, où la politique devait le prendre tout jeune encore pour le conduire au pouvoir. Pour d'autres, ce sont des sentiers plus rudes, où la marche est lente, où le but poursuivi a moins d'éclat, mais qui dirigent sûrement à des destinées parfois inespérées.

    Pour bien comprendre Lyon, le Lyon moderne, il no faut pas le chercher dans la description où tant d'auteurs se sont complu. Le tableau éloquent et vivant qu'en a fait Michelet a cessé d'être vrai ; le Lyon mystique et le Lyon du travail qu'il opposait l'un à l'autre pour expliquer le tempérament lyonnais, sont noyés dans une vie nouvelle, sans cesse grandissante, véritable creuset où se forme par l'immigration des provinces voisines, un peuple nouveau qui a profondément modifié l'état social de cette seconde ville de France, en en faisant réellement une capitale pour une vaste contrée, au lieu du monde fermé qu'elle fut jadis.

    Parmi les villes do la vieille France, l'antique cité était une de celles qui avaient gardé une vie locale intense ; rarement visitée par les rois, ne subissant pas l'impression de Pariscomme les grandes communes riveraines de la Loire et de la Seine, livrée tout entière à l'industrie et au négoce que lui avaient apportés les Lombards et les Florentins, elle avait plutôt obéi à l'influence de l'Italie voisine. Elle constitua au sein de la France un foyer de richesse, de littérature et d'art dont on ne se fait pas exactement une idée si l'on se borne à traverser la ville en touriste pressé. Mais un séjour de quelque durée démontre bientôt, dans le passé et jusque dans le présent, une sorte de société, on pourrait dire de civilisation bien à part. Au moyen âge, à la Renaissance, pendant le grand siècle et, de nos jours encore, Lyons'est donné une forme d'art et un tour de pensée bien particuliers. Ses monuments furent l'oeuvre d'architectes du terroir tels que Philibert Delorme et Simon Maupin, plus tard Dardel,Bossan et Tisseur; ils furent ornés par des artistes lyonnais tels que Coysevox et Goustou. Peintres, graveurs, imprimeurs, savants, eurent une renommée dépassant les limites dé leur ville natale. Trois de nos plus grands peintres modernes : Meissonier, Chenavard, Puvis de Chavannes, sont nés à Lyon et ont passé leur jeunesse dans l'atmosphère artistique de la cité où étaient nés Ampère et Jacquard.

    Nous ne nous imaginons pas facilement ce que fut cette société dont la floraison, pendant les deux derniers siècles, a été vraiment merveilleuse. Mais en parcourant les parties restées debout de l'ancienne ville, dans les rues noires, sombres, aux maisons lépreuses, aux corridors humides et étroits qui s'entremêlent au pied de la colline de Fourvière, on comprend mieux le passé.Il y a là, derrière les façades banales, des hôtels et des maisons particulières ou moins comparables à la plupart des édifices privés que l'on va visiter en Normandie ou dans les villes riveraines de la Loire. Cours à arcades, fenêtres à meneaux, motifs délicats de la Renaissance, mascarons au pur profil y abondent. Il y a plus de monuments particuliers dignes d'admiration, dans ce quartier aujourd'hui pauvre et dédaigné, qu'on n'en rencontre en des provinces entières. Presque chaque porte basse, de louche aspect, percée dans un mur sans caractères, conduit dans un logis où l'art de nos pères s'est donné libre carrière. Il y aurait un véritable musée architectural a créer à Lyon, musée unique en France, en disant au passant, par une plaque indicatrice, quelles oeuvres délicates sont à sa portée, encore charmantes sous la crasse et le badigeon ocreux. Les Lyonnais eux-mêmes les ignorent un peu ; ils vont de préférence dans la ville nouvelle, large, claire et majestueuse, qu'ils ont de nos jours créée. Ces splendeurs a demi effacées, perdues dans un quartier déserté aujourd'hui par les fils des créateurs de ces merveilles, ont échappé a ceux qui ont parlé de Lyon et de son rôle social.

    L'antithèse entre le monde religieux de Fourvière -- qui attend encore son Ferdinand Fabre -- et le monde travailleur de la Croix- Rousse, réclamant la mort ou du pain, était trop facile ; le génie de Michelet l'a développée avec magnificence et elle est devenue classique ; d'autres, Sainte-Beuve surtout, ont cherché dans des personnages de second plan, comme Ballanche -- le doux Ballanche -- etMme Récamier, à expliquer le caractère lyonnais; là encore on a souscrit à leurs conclusions.

    Mais la double ville du travail et de la prière, décrite par Michelet, n'est plus. Lorsque la vapeur est apparue, elle a, dès les premiers jours, amené une transformation prodigieuse, qui se poursuivra longtemps encore. La Croix-Rousse a perdu son autonomie, et je n'entends pas dire seulement son autonomie communale, mais surtout son autonomie industrielle et sociale; la soierie étend aujourd'hui son domaine jusqu'aux lointaines montagnes des Alpes et du Bugey, aux Cévennes et aux monts du Maconnais. Le développement de l'industrie sous l'influence des capitaux lyonnais a été prodigieux. Pour cette colossale ville d'affaires, la Croix-Rousse n'est plus qu'un appoint; c'est au loin, dans les campagnes du Dauphiné, de la Savoie et de l'Ardèche, que se tissent les tissus qui ont fait la réputation de la grande ville.

    En même temps, Lyon reprenait le rôle assigné depuis longtemps à ce confluent du Rhône et de la Saône où affluent toutes les routes entre les pays du Nord et la Méditerranée. Les chemins de fer y sont venus, non seulement pour desservir un grand centre, mais parce que c'était un lieu de passage obligé, ils s'y sont naturellement soudés-; de là ils ont rayonné sur la France centrale, sur la Suisse, l'Italie, la Provenceet le Jura. Et toutes ces provinces, tous ces pays y ont été attirés ; le voisinage d'un puissant bassin houillé a développé les industries nouvelles : la cité, qui vivait uniquement par la soierie et la banque, est devenue une gigantesque usine où toutes les productions se rencontrent. Si l'on faisait la balance entre la soierie et les autres industries lyonnaises, peut-être celles-ci auraient-elles la suprématie. Mais si elles sont nées, si elles se développent, c'est qu'elles ont trouvé là, grâce à la soie et aux fortunes accumulées par elles, des capitaux et des débouchés presque illimités. Le peuple de commerçants et de tisseurs établi entre la Saône et le Rhône ne pouvait suffire à peupler les nouveaux ateliers et les nouveaux comptoirs ; il a fallu faire appel au dehors, et depuis quarante ans un flot continu de Savoyards, de Dauphinois, de Vivarais, de Foréziens, d'Auvergnats, de Charolais,de Maconnais, de Bressans, de Bugeysiens, de Suisses et d'Italiens se porte sur Lyon, noyant les autochtones dans leur masse sans cesse croissante.

    Le caractère lyonnais s'en est trouvé profondément modifié, moins cependant qu'on ne le pourrait croire, tant sa vitalité est puissante. Lyon a surtout la bonne fortune d'être entouré de populations ardentes au travail, réfléchies, profondément imbues d'indépendance morale. Depuis quarante ans, plus de trois cent mille individus sont venus se mêler,à la population primitive, apportant dans ce milieu un flot d'idées nouvelles et de jeunes ambitions. Une ville américaine s'est créée de toutes pièces au delà du grand fleuve où la plaine dauphinoise offre à son développement des espaces illimités. Elle a profité des richesses accumulées depuis tant de siècles, des fondations charitables que des traditions familiales perpétuent et accroissent sans cesse, elle les a complétées par un merveilleux ensemble d'institutions scientifiques, et littéraires qui font aujourd'hui de Lyon un centre égal, sinon supérieur, aux universités les plus fameuses.

    Pour bien comprendre le rôle prépondérant de Lyon dans la vie provinciale renaissant enfin après une longue éclipse au profit de Paris, il faut établir autrement que par le recensement municipal l'importance de cette énorme agglomération. Alors que Marseille possède une population de 403,749 habitants, Lyon en compte 438,000; il y a seulement en apparence environ 35,000 habitants d'écart. Mais la commune de Marseille s'étend sur un territoire énorme ; près de 100,000 individus no sont pas dans la ville, ils habitent des bourgs et des villages éloignés. La surface de la commune de Marseille est de 23,801 hectares, celle de Lyon n'est que de 4,318.

    Au delà de Marseille, aucun centre important ; autour de Lyon, au contraire, c'est un cordon de faubourgs populeux, communes à part, faisant en réalité partie du même organisme. La zone bâtie sans solution de continuité entre les limites de Lyon et celle des communes limitrophes donne plus de 70,000 individus: il y a donc là, sur 13,000 hectares à peine, y compris la surface des deux fleuves, plus de 500,000 habitants vivant de la même vie sinon municipale, du moins commerciale et industrielle.

    (La fin au prochain numéro.)

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